Raphaël ImbertMusicien autodidacte né en 1974, Raphaël Imbert poursuit un chemin atypique dans la grande famille du Jazz et des musiques improvisées, artiste et pédagogue exigeant, arrangeur et improvisateur recherché. L’un de ses domaines de prédilection est le spirituel dans le Jazz. ActualitésTextesExtraitsLiensAgenda |
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Transmettre l’intransmissibleUn point de vue pour le site du Magazine MouvementVoici un texte sur la transmission du jazz qui contribue au dossier sur la transmission du magazine Mouvement, publié dans le dossier web du magazine. Transmettre l’intransmissiblePar Raphaël Imbert date de publication : 21/10/2009 // 20572 signes Le jazz et l’improvisation, liés à l’oralité et des figures d’artistes naturellement pédagogues, sont-ils compatibles avec l’implacable formalisme pédagogique qui caractérise leur enseignement ? Musicien, compositeur, chercheur et pédagogue, le saxophoniste Raphaël Imbert revient ici sur quelques questions de méthodologie dans l’apprentissage du jazz et de l’improvisation musicale. A une personne qui me demandait de définir en un seul mot ma méthode pédagogique, je répondais un jour : « Improvisée. » Je ne sais pas quelle image cette personne a retirée de ma réponse, mais il y a de fortes chances que l’on me taxe de laxisme, tant l’idée d’improvisation semble incompatible avec la notion de méthode, de pédagogie, de discipline d’apprentissage. Malgré tout, je ne peux, après réflexion, trouver de meilleur définition de l’approche pédagogique permettant de transmettre mon savoir sur cette musique, le jazz, dont pourtant personne ne contestera le caractère oral et spontané. Il y a dans cette définition pédagogique une évidence qui peut même confiner à la « lapalissade ». Mais il y a aussi un acte militant, qui repose sur le constat qu’aucune méthode, qu’aucune règle éducative ne peut se prévaloir d’un empirisme pratique lié à chaque étudiant, chaque personnalité, chaque enfant que je rencontre dans le cadre de mes activités pédagogiques. L’improvisation appelle l’instant, l’instant définit l’individu. Improviser dans l’instant permet au musicien de se connaître mieux, de se découvrir et de se définir plus précisément. Et le devoir du pédagogue est de suivre l’évolution de l’élève pour qu’il s’épanouisse dans une connaissance plus approfondie de ce qu’il est, de ce qu’il peut être. Et s’il suit l’élève, s’il accepte d’aller là ou l’élève le conduit, au hasard des découvertes, des doutes, des progrès, il improvise. Il doit improviser, nécessairement. Si j’introduis mon propos d’une manière que l’on qualifiera d’évidente, voire de simpliste, c’est que j’aime à penser qu’il n’est pas vain de rappeler quelques faits concrets, à un moment précis de l’apprentissage artistique qui n’a jamais autant cultivé la schizophrénie ultime d’un discours formel positif et humaniste à l’ambition égalitaire louable et magnifique, s’accompagnant cependant d’un formalisme pédagogique méthodiste implacable. Cela me paraît d’autant plus nécessaire que l’époque étant à la méthode, rien ne justifie historiquement, intellectuellement, scientifiquement un tel recours systématique à des règles pédagogiques d’apprentissage strictes dans le cadre de cette discipline artistique. J’ai déjà eu l’occasion de le dire dans les pages de Mouvement concernant la connaissance du fait spirituel dans la constitution de cette musique [1] Une chose est certaine visiblement, c’est que l’essentiel de la transmission de cette musique, aux Etats-Unis comme en Europe, s’est faite historiquement sans l’aide des multiples éditions de méthodes, de CD de pratique individuelle, de digests et autres « real books » qui fleurissent de manière pléthorique depuis une vingtaine d’années, pour le plus grand bonheur des éditeurs, des pédagogues, des élèves soucieux d’accéder plus directement à une efficacité superficiellement concrète. L’apprentissage de la musique aux Etats-Unis fut d’abord une affaire communautaire, religieuse, collective, sociale, avec un rôle évident de lien social, voire patriotique, pour un pays neuf mais aux fantasmes antiques, qui doit assimiler en son sein l’ensemble du monde en mutation. La musique, et la transmission de la musique, sera un facteur primordial d’assimilation, voire d’oppression dans le cas de l’esclavage (même si le but premier des esclavagistes en voulant imposer une culture, une religion, une domination par le biais du plus naturel des langages, la musique, se retournera rapidement contre eux, la transformation et la réappropriation de la musique occidentale par les esclaves ayant entamé irrémédiablement l’« afro-américanisation » de la culture américaine moderne [2]). La musique sera aussi un élément essentiel de la transmission itinérante des langages, des mythes, des croyances de chaque communauté, et dans le cas de la société afro-américaine, elle sera même l’un des éléments fondamentaux d’apprentissage des premières écoles noires du début du XIXe siècle, dans un mélange d’oralité et de savoir-faire concret qui sera la marque de fabrique du jazz, résultat évident d’une histoire américaine particulière [3]. Il y a dans l’histoire des communautés américaines une urgence à transmettre l’histoire de ses semblables, une bataille perpétuelle pour ne pas casser le fil des générations qui passent. Cette position, qui est le propre des sociétés laissant une place non négligeable à l’oralité, se retrouve dans le sens de la transmission du jazz, tels qu’en témoignent les récits de musiciens faisant références aux traditions, au fil qui les relient aux plus anciennes références. Clark Terry parlant de sa rencontre avec Quincy Jones, lors d’un engagement de quelques semaines à Seattle avec l’orchestre de Basie : « Là, tous les jours, il y avait un gamin qui traînait dans les coulisses à longueur de soirée. Un jour il vient vers moi avant le concert et me dit : “Monsieur Terry, je m’appelle Quincy Jones et j’étudie la trompette et la composition. J’aimerais beaucoup que vous me donniez des cours. [...] Le sens du devoir, de la filiation et de la tradition est donc très ancré, il est évident et vital pour le musicien afro-américain au-delà des contingences professionnelles quotidiennes. Sans cela, point de renouvellement, et la mort de l’art au bout du compte. Nous pourrions même, au travers des nombreux témoignages qui nous reviennent, synthétiser le cheminent d’apprentissage d’un jazzman à cette époque, du début jusqu’à la fin : Initiation : le déclic de départ, la rencontre ou le fait qui détermine le choix d’une passion musicale.
Ne nous leurrons pas. Il ne s’agit surtout pas de défendre l’idée de jazzmen « rousseauistes » naïvement exempts d’éducation musicale, illettrés et instinctifs. Intellectuellement, les jazzmen américains sont tout sauf des inactifs, et musicalement, la plupart ont reçu une éducation musicale classique solide (lire à ce sujet les autobiographies de Dizzy Gillespie et Miles Davis, et la très belle interview de Hank Jones dans Le Monde). Seule la question raciale les a empêchés d’accéder à une carrière classique normale. Mais dans la spécificité de l’art jazzistique, il n’en demeure pas moins que le jazz a donné une nouvelle place à l’oralité, en la modernisant, et en lui donnant une valeur pédagogique nouvelle et dynamique. Entre les tenants de l’académisme scolaire et les défenseurs de l’idée que « le jazz, ça s’apprend dans les clubs, pas dans les conservatoires », il existe une autre voie, qui englobe autant la dimension populaire de cette musique que son indéniable portée intellectuelle, et qui démontre l’incroyable empirisme collectif qui a prévalu durant longtemps pour transmettre cette musique. Si jamais il y a eu méthode pour transmettre le jazz, ce n’est pas une, mais autant de méthodes qu’il y a de musiciens, de maîtres, d’élèves, de rencontres, évoluant au gré des envies et des besoins. C’est, essentiellement, une démarche initiatique [5]. Qu’en est-il alors de la période actuelle ? A-t-on gardé précieusement le sens de cette transmission qui outrepasse les barrières sociales et de générations ? Il semblerait, hélas, que non. Pour bien comprendre le phénomène évolutif aux Etats-Unis, il faut se rendre compte de l’évolution professionnelle du monde culturel américain. D’une économie de club et de divertissement, le paysage culturel passe durant les années 1970 à une économie plus institutionnelle, ou l’université joue un rôle prépondérant (mouvement déjà amorcé dans les tournées universitaires qu’un Dave Brubeck aavient entamées dans les années 1950 pour pallier le désengagement des clubs d’une musique jugée trop intellectuelle). Le jazzman, qui jusque-là gagnait sa vie par le nombre de « gigs » qu’il pouvait enchaîner dans les clubs sur tout le territoire, voit ses possibilités de rémunération passer du concert à l’enseignement, avec des universités friandes de départements artistiques voués au jazz, qui commence à gagner ses galons de musique spécifiquement américaine. C’est ainsi que les artistes qui ont fait l’histoire de cette musique se retrouvent finalement à enseigner cette histoire et cette musique. Et pour faire fasse à la demande croissante, ou pour exister sur le « marché pédagogique », chaque musicien est sollicité sur la méthode à employer pour jouer comme lui, il est invité à rédiger et éditer cette méthode, et d’autres moins connus trouvent l’occasion rêvée pour exister différemment en inventant de nouveaux outils pédagogiques, à commencer par les trop fameux « Aebersold », qui permettent de jouer sur disque d’accompagnement avec des sidemen de luxe. Ainsi, d’une transmission traditionnelle, basé sur l’échange, la solidarité, l’entraide entre génération, un certain compagnonnage en quelque sorte, qui n’est pas exempt d’esprit de compétition et de lutte, nous passons à une véritable économie de la transmission, où le musicien est salarié d’une université qui n’hésite pas à réclamer des frais de scolarité substantiels aux étudiants. A New York, longtemps la Mecque des clubs de jazz, et maintenant ville-phare des pèlerinages estudiantins internationaux, les élèves déboursent 27 000 dollars de droits de scolarité pour entendre, à la New School et ailleurs, les grands musiciens devenus « universitaires ». Lors de mes recherches à New York dans le cadre de la Villa Médicis hors les murs, j’avais bien l’impression que mes interlocuteurs « historiques », comme Duke Jordan ou Henry Grimes, regrettaient amèrement l’évolution des mentalités à ce sujet. Pour ma part, j’ai assez mal vécu ce séjour schizophrène, qui me permettait de découvrir les racines profondes et spirituelles de cette musique, tout en constatant la nécessaire transformation de cette musique actuellement, vers plus de formalisme superficiel et de nivellement fondamental [6]. Mais grâce à cela, j’ai pu aussi vérifier un fait essentiel : la transmission d’un art conditionne sa nature et son actualité. L’offre et la demande pédagogique du jazz ayant radicalement changé aux Etats-Unis, il est naturel que la musique en elle-même ait changé de nature. D’où la nécessaire et vitale vigilance que nous devons toujours conserver vis-à-vis des moyens que l’on emploie pour transmettre cette musique. N’est-ce pas ce qu’exprime avec émotion le batteur et pédagogue Doug Hammond : « Quand le jazz est devenu un monument national aux USA, on a créé des formations accélérées pour que les professeurs déjà en place puissent l’enseigner au lieu de faire appel à de vrais musiciens. C’est un désastre ! Aujourd’hui l’enseignement du jazz, dans le monde, comprend 20 % d’enseignants qui sont aussi des musiciens de haut niveau, et le reste est constitué de bureaucrates de la pédagogie musicale. L’institutionnalisation du II/V/I [forme harmonique courante de la musique tonale, Ndlr.] est en train de faire disparaître la notion de simple mélodie ! » [7] Et en France, alors ? Nous serions tentés d’être plus sévère encore que ne l’est Doug Hammond. Au risque de le contredire quelque peu, on soulignera que les Etats-Unis ont tout de même conservé dans leur enseignements universitaires l’idée que l’artiste est un transmetteur en tant que tel. Il suffit de songer à la liste des grands musiciens qui ont eu – ou qui ont encore – leur place de choix au sein des départements musicaux des grandes universités : Anthony Braxton, Archie Shepp, Charlie Mariano, Gary Burton, Jackie McLean, Steve Lacy, David Liebman, etc. Dans les années 1970, Feyerabend mettait le feu aux poudres du monde scientifique et de l’épistémologie en éditant un Contre la méthode polémique et iconoclaste. Il démontrait que, loin des méthodes scientifiques que les rationalistes avaient constituées intellectuellement comme déterminants ontologiques de ce qui est scientifique et de ce qui ne l’est pas, les grandes découvertes scientifiques s’étaient toujours faites à partir d’éléments où le hasard, l’irrationnel et la personnalité avaient tenu un rôle plus qu’essentiel. Pour lui, le recours systématique à une méthode scientifique était le signe évident d’un assèchement intellectuel de la science, en posant même la question de savoir si les périodes que nous considérons comme plus « obscurantistes », et où par exemple l’astrologie cohabitait avec l’astronomie, n’étaient pas des moments plus propices aux découvertes scientifiques que l’époque moderne. Sans rentrer dans cette radicalité de propos, il me semble opportun de simplement exprimer un constat : cette question qui se pose pour le domaine scientifique n’a-t-elle pas d’excellentes raisons de se poser aussi pour le domaine artistique ? Cette apparente rationalisation pédagogique qui prédispose à l’obligation de méthode dans le domaine artistique ne cache-t-elle pas un simple manque de confiance irrationnelle en l’artiste ? L’art a-t-il besoin de méthode ? L’artiste construit-il avec méthode ? Rien n’est moins sûr, en tout cas rien, n’est moins prouvé. Et si je me refuse à tomber dans le déni systématique d’une méthode qui a sa propre raison d’être, je souhaite juste poser une dernière interrogation : ce que nous, artistes, improvisateurs, avons à gagner par le recours systématisé à la méthode n’est-il pas plus dommageable pour l’avenir de notre musique que ce que nous avons à y perdre ? Raphaël Imbert Notes[1] Voir « Du spirituel dans la musique, et dans le jazz en particulier », in dossier « Le nouvel esprit du sacré », Mouvement n° 47, avril-juin 2008. [2] J’ai eu l’occasion de revenir sur la transmission de la musique aux USA par le biais de l’apprentissage religieux dans un article sur les racines mystiques et religieuses de l’œuvre de Coltrane, « Coltrane, mystique solitaire », a paraître prochainement aux Cahiers du Jazz, éditions Outre Mesure. [3] Sur l’oralité du jazz, lire le remarquable Le jazz et l’Occident de Christian Béthune ; sur l’histoire de la musique aux USA, l’indispensable Amerikana de Gerard Herzfadt. [4] In Quincy par Quincy Jones, éditions Robert Laffont, Paris, 2003. [5] Voir « Jazz et franc-maçonnerie », in Jazzmagazine n° 589, février 2008. [6] J’invite les lecteurs à lire mon texte sur mon séjour new-yorkais, consultable sur la section blog de ma page MySpace. L’album NY Project, paru en août 2009 chez Zig Zag Territoires, rend compte musicalement de ce séjour. [7] Voir Jazzmagazine n° 589, février 2008, pp. 28-29. 4 Messages |
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