Raphaël ImbertMusicien autodidacte né en 1974, Raphaël Imbert poursuit un chemin atypique dans la grande famille du Jazz et des musiques improvisées, artiste et pédagogue exigeant, arrangeur et improvisateur recherché. L’un de ses domaines de prédilection est le spirituel dans le Jazz. ActualitésTextesExtraitsLiensAgenda |
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New York StoryCompte-rendu d’un séjour new-yorkais dans le cadre de la « Villa Médicis Hors les Murs » 2003-2004« New York Story »Compte-rendu du séjour new-yorkais de RaphaëI Imbert dans le cadre de la « Villa Médicis Hors les Murs » 2003-2004
New York est une ville solitaire. Débordée par les clichés qui ont édifié son histoire, elle est pourtant une des rares mégalopoles à conserver ainsi une mythologie si vivante, palpable dans chaque dimension de son être. Mais que reste-t-il véritablement de cette épopée culturelle, de cette histoire sensationnelle qui a transformé la cité en « ville monde », que nous apprend actuellement « La Mecque » de la culture urbaine ? Il est pour moi difficile, voire douloureux, d’exprimer concrètement la profondeur de mon analyse alors que les expériences et les souvenirs sont encore fraîchement présents dans ma mémoire et que le constat, si je ne fais pas attention à la justesse de mon propos, peut se révéler amer. J’entends par constat amer non pas une quelconque déception vis-à-vis d’une attente particulière, une désillusion face à un fantasme artistique se révélant inexistant ou irréel. J’entends par là l’expression sévère d’une problématique esthétique et intellectuelle plus internationale et endémique que je ne l’imaginais avant mon départ. New York, par la place mythologique cruciale qu’elle occupe dans l’imaginaire de chaque artiste, et spécialement chez les musiciens de Jazz, canalise finalement la crise d’identité culturelle de notre époque. Elle représente le point névralgique de notre imaginaire créatif. Elle est devenue pour moi au fil du séjour que j’y ai effectué un challenge et une interrogation que je n’aurai dorénavant de cesse de résoudre. Ainsi vais-je tenter de présenter les différentes problématiques que j’ai rencontrées lors de mon séjour, de quelles manières elles se sont révélées au fur et à mesure de mes recherches, et enfin exprimer en quoi la révélation et l’étude de cette problématique sont définitivement constructives et primordiales pour l’évolution de mon identité créatrice et la pertinence de ma réflexion esthétique. 1. Un paysage culturel« France is a lost country… » Cette affirmation, avec tous les développements imaginables, n’est pas à proprement parler courante mais assez souvent exprimée ou suggérée pour que je me pose la question de notre image et de notre statut dans la ville la plus francophile des États-Unis. Elle accompagnait souvent la surprise de mes interlocuteurs face au sujet de mes recherches à New York. Un citoyen français, pays dont la laïcité « liberticide » provoque là-bas un vague sentiment de suspicion, qui travaille sur le spirituel dans le Jazz, est une curiosité pour beaucoup, suscitant à la fois sympathie et interrogation. « Ainsi, le gouvernement français, pourtant si totalitaire vis-à-vis des religions, vous aide dans cette démarche ? il y a donc de l’espoir… ». Ainsi pouvais-je dès mon arrivée tester la réalité de la tolérance religieuse américaine, celle qui protège les minorités spirituelles, parfois les plus suspectes, au nom de la liberté de penser, tout en développant la ghettoïsation raciale et sociale la plus radicale. La France, celle de la séparation de l’Église et de l’État, se distincte une nouvelle fois par l’affaire du voile, dont j’ai été surpris de constater la signification pour certain de mes interlocuteurs américains. La bonne compréhension de cette dichotomie historique des culture française et américaine vis-à-vis de la Religion, cultures pourtant issues du même terreau révolutionnaire des Lumières, deviendra un enjeu crucial et ardu pour l’évolution de ma réflexion sur ce sujet. Ceci étant, cette méfiance envers la sécularisation de la société française n’explique pas complètement, loin s’en faut, la vision négative que les New Yorkais s’en font. Le concept de la vieille Europe finissante, si chère aux caciques conservateurs de la Maison Blanche, trouve de l’écho même dans les franges les plus libérales de la société américaine. Et l’on peut être parfaitement anti-guerre et militant anti-Bush, comme beaucoup de Jazzmen new-yorkais, et considérer malgré tout que la France n’a pas respecté le jeu de l’alliance qui nous unissent. Mon séjour new-yorkais m’aura permis de vivre sur place quelques-uns des événements les plus marquants de l’après 11 septembre, comme l’occupation de l’Irak, les attentats et les photographies des prisonniers torturés. Je fus surpris par l’étrange mélange des genres qui s’opère ainsi, un patriotisme sans complexe, une inquiétude envers les exactions commises au nom de celui-ci et un sentiment de solitude nationale face au reste du monde, sentiment particulièrement sensible dans cette « ville monde ». Et même si l’on loue parfois la résistance politique de la France face à l’administration Bush, la plupart avoue leur incompréhension de la nature réelle de la position française, comme si une cassure s’était opérée depuis le 11 septembre, et que notre pays soit soupçonné d’une certaine satisfaction sur les causes de cet événement. Loin de moi l’idée de faire une analyse politique de nos relations, ce n’est évidemment pas mon rôle, mais il est important de noter ces relations, tant elles régissent d’une manière ou d’une autre les discussions entre mes interlocuteurs et moi-même, et d’autant plus qu’elles éclairent parfaitement certains aspects de notre incompréhension culturelle. Je comprends depuis mon retour un peu mieux les raisons de l’incompatibilité des deux politiques culturelles, et pourquoi finalement aucun musicien français ne peut percer le milieu américain s’il n’est pas identifié comme un « travailleur américain ». « The French touch » Ainsi une des rencontres les plus signifiantes lors de mon séjour fut celle de la musique et de la personnalité de Jerome Sabbagh. Avec un goût infaillible dans le choix des musiciens avec qui il joue (c’est lui qui me fera découvrir le grand guitariste Ben Monder, l’un des musiciens les plus marquants de mon séjour), il témoigne d’un talent unique de compositeur et d’un lyrisme profond qui tranche singulièrement avec le paysage musical new yorkais. Roxanne Butterfly, originaire du sud-est de la France, peut être citée comme étant une des seules artistes réellement créatives dans le monde du Tap Dancing. L’univers du Hard Bop contemporain compte sur la présence de Clovis Nicolas, Thomas Bramerie et Renaud Penan, qui m’a spécialement bien conseillé sur les possibilités de rencontres. Évidemment, Jean-Michel Pilc représente le fleuron de cette scène française à New York. Mais l’arbre cachant la forêt, j’ai pu apprécier à quel point nos deux pays présentaient un attachement fort et historique avec cette musique, à travers l’intégration des musiciens français à New York. « La puissance et la gloire » Pourtant, si j’en crois l’expérience d’un de mes parrains, Hervé Sellin, New York aime donner sa chance à celui qui est méritant. En effet, à la demande de Wynton Marsalis, le fameux et controversé directeur du Jazz at Lincoln Center, Hervé est venu présenter sa magnifique musique dans le prestigieux Avery Fischer Hall lors de deux concerts consacrés au Jazz Français, concerts qui, je tiens à le préciser, sont passé complètement inaperçus auprès des services culturels français à New York. Cette expérience était d’autant plus intéressante qu’elle dépassait pour une fois les problèmes légaux d’échanges artistiques pour consacrer le dialogue des cultures entre une rythmique française et quatre solistes américains triés sur le volet pour leurs capacités d’inventivité et d’adaptation. Le succès remporté par cette manifestation montrait toute la pertinence d’une volonté politique d’échanger un savoir-faire français avec la pratique américaine. Et il est d’autant plus signifiant que cette initiative était le fait d’un musicien comme Wynton Marsalis. Lors de toutes mes rencontres, j’ai eu l’impression que peu de musiciens attiraient autant d’animosité et, malgré tout, de respect que Wynton Marsalis auprès de mes interlocuteurs. Quel que soit le style, tous ont exprimé une sorte de ressentiment profond envers la place colossale que ce musicien occupe sur l’échiquier artistique et politique de la ville. Car dans un pays où la subvention publique n’existe quasiment pas, et où le mécénat fait office de soutien financier de la création artistique, aucun musicien de jazz n’avait auparavant représenté un tel pouvoir financier. Je ne parle évidemment pas de l’argent qu’un Metheny ou un Hancock peuvent accumuler au fil des succès et des tournées, mais bel et bien d’un pouvoir financier fondé sur un concept et un parti pris esthétique au service d’un but clairement politique. Le parcours de Wynton Marsalis est un exemple unique de Jazzman ayant accompli l’action d’un Pierre Boulez en musique contemporaine ou d’un William Christie en musique baroque, un projet global d’hégémonie intellectuel basé sur une idéologie esthétique concrète, en l’occurrence une révision de l’histoire au service d’une appropriation de la Tradition, ou certains des événements les plus marquants intellectuellement de l’histoire du Jazz sont remis aux oubliettes. L’exemple de Wynton Marsalis est le signe assez inquiétant que le Jazz est passé, consciemment ou non, résigné ou pas, du temps de l’actualité au temps de la mémoire. Cette prédominance d’une certaine idéologie et la nature des différentes oppositions qui y répondent sont significatifs d’un état d’esprit américain lié au culte du travail. Celui-ci n’est pas condamnable en soi évidemment, il donne un résultat saisissant dans l’exécution musicale, grâce à un sérieux et à une exigence personnelle qui manquent si souvent sous nos latitudes. Mais il induit un manque évident de distance sur le travail personnel et sur celui des autres. Ainsi, Marsalis force le respect autour de lui par la puissance de travail de son imagination, même si chacun peut ressentir pour lui-même les conséquences néfastes de ce manque de diversité esthétique. Ce jugement peut paraître sévère, tant New York doit sa réputation à la générosité de ses propositions artistiques. Cependant, j’ai été frappé par une certaine monotonie rythmique et expressive dans l’exécution musicale, comme si un certain nivellement devenait un gage de bonne conduite et de bon goût. Gagner sa vie, sa survie, travailler, consommer, faire consommer, autant de notions partagées par tous les acteurs d’un univers économique lié à une commercialisation culturelle des plus vénales. Ceci est d’autant plus grave que le Jazz new-yorkais continue de représenter et de se proclamer comme le fleuron du Jazz urbain, érudit, civilisé. Il n’est pas question de nier qu’il l’a été, lors de longues décennies ou, comme nous le verrons, il était associé à la plus haute idée de l’engagement artistique. Depuis, les attaques de la mercantilisation outrancière et du désengagement spirituel et médiatique laissent cette musique avec les oripeaux de l’érudition hautaine sans la profondeur de l’esprit. Et de ce manque d’esprit, de profondeur naît une déficience singulière de poésie. La beauté n’est plus une priorité dans un univers où les majors décident qui il faut écouter, le public consomme ces produits kleenex et les salles répondent à une offre et une demande si réduite. « I must practice… » « Le voilà qui arrive, je peux le reconnaître maintenant de très loin, le casque aux oreilles, le regard vaguement absent, l’instrument sur le dos, l’étudiant type, l’archétype du jeune musicien qui vient (a)prendre. J’en ai même vu qui oubliaient d’enlever leurs casques au concert » Je parlais tout à l’heure de ce moment crucial où le Jazz est passé de l’actualité à la mémoire, ce que sans doute Zappa exprimait lorsqu’il disait « le Jazz n’est pas mort, mais il ne sent pas très bon ». Depuis sa création, on a maintes fois déclaré la mort du Jazz, sans que celui ne donne réellement de signe de mauvaise santé. Mais il est évident qu’il y a eu un moment où cette musique a changé de statut, pas pour devenir savante après avoir été populaire, elle a toujours combiné les deux aspects, mais pour opérer un retour nombriliste sur soi et son histoire. Je ne réussissais pas jusque-là à définir concrètement ce moment, me refusant à hurler avec les loups pour dénoncer le Free, le Rock ou la Techno comme les fruits de tous nos maux. Mais depuis mon voyage, je me demande très sérieusement si cette transformation ne s’est pas opérée au niveau de la transmission et de l’éducation. Le Jazz ne s’est-il pas renfermé sur lui-même à partir du moment où le monde universitaire a pris le relais sur toute autre forme d’apprentissage, en proposant une synthèse globalisante et réductrice des théories musicales les plus assimilables ? Loin de moi l’idée de contribuer ainsi à la charge contre l’université et le conservatoire, ce sophisme si bien partagé par une majorité d’amateurs qui veut que le Jazz ne s’apprenne que par soi-même ou dans les vapeurs alcoolisées des clubs. Bon nombre de documents que j’ai trouvés là-bas m’ont éclairé sur une longue histoire de la transmission musicale universitaire et institutionnelle dans les différentes communautés, particulièrement afro-américaines. Mais il faut voir ces assemblées d’étudiants venant du Japon et d’Europe ou d’une province nord-américaine hanter les clubs et constituer ainsi un potentiel public primordial pour l’économie locale. À la recherche d’un fantasme, d’un mythe primordial et originel, l’étudiant vient dans la « ville lumière » pour ressentir un frisson, une émotion facile, celle des pèlerins impatients, adeptes d’un « Jazz » que certains ont élevé en credo. De ce paysage intellectuel, avec à nouveau une offre et une demande somme toute réduite, naît l’espoir pour tous les musiciens galériens de l’improvisation d’une survie plus facile, au terme d’un professorat exigeant mais contraignant, pour peu que l’on donne l’illusion du mythe. Ne venez pas demander à un musicien de renoncer à un salaire fixe de professeur, dans un pays ou n’existe ni intermittent ni sécurité sociale. Et ne parlez pas de patience ou de voie initiatique et personnelle à un élève qui a payé 27 000$ l’année. N’a-t-on pas radicalement changé le statut de cette musique en passant de la transmission la plus traditionnelle de maître à disciple, de génération en génération, au rapport rigide de clientèle et de marché pour des « clients » qui forcément sont en appétit de mythe et « d’Age d’Or » ? Mais moi-même, n’étais-je pas venu chercher un Mythe ? 2. Spirit of JazzLe sacré dans le Jazz, comment dans ces conditions pouvais-je espérer le rencontrer ? Malgré le choc que représentaient ces révélations, le constat difficile et amer d’une crise latente dans le monde musical me confortait dans la pertinence de ma démarche, comme pour mieux exorciser un avenir incertain et l’impression de vacuité que le sujet semblait révéler au beau milieu d’un univers mercantile. Après un moment de désabusement, j’ai même pu rapidement considérer cette recherche comme une solution en réhabilitant autant que je puisse le faire une dimension méconnue de cette musique. Dans une urgence impérative à provoquer certaines rencontres et trouver certains documents propres à me renseigner sur ce que j’étais venu chercher à New York, privilégiant la qualité humaine et empirique des rencontres plutôt que leurs quantités, je découvrais le véritable sens de ma quête et le profond engagement spirituel qu’impliquait celle-ci. « Thought Music » Parmi cette multitude de rencontres, il en est évidemment certaines qui marquent particulièrement, toutes générations et tous styles confondus. Et comment ne pas ressentir une émotion profonde lorsque l’on dialogue avec une légende telle que Duke Jordan, pianiste et compositeur de 82 ans, qui pendant 4 années sera un complice essentiel de Charlie Parker. Nous avions sympathisé lors d’une jam session dans un club « select » de l’Upper West Side, ou j’étais à cent milles lieues d’imaginer avec qui je discutais. Renseignements pris, j’ai immédiatement profité de l’occasion pour l’inviter à l’interroger sur le sujet qui me préoccupait. Imaginez un chercheur en littérature française du XIXème siècle qui aurait l’occasion d’interviewer Sainte-Beuve ! Pourtant, une des premières questions qui me brûlait concernait l’état actuel du Jazz à New York. Je lui demandai diplomatiquement ce qu’un acteur important de l’histoire du jazz pensait du « revivalisme » incessant dans lequel cette musique vivait maintenant depuis longtemps, m’attendant malgré tout à une certaine bienveillance de la part d’un des inventeurs du genre le plus copié : le Be Bop. La réponse fut saisissante : « Récemment, j’ai entendu au « Cleopatra’s Needl e » (club réputé pour ses Jams Session tardives –ndla-) un jeune pianiste australien incroyable ; il jouait en tout point comme Bud Powell. Il vint demander conseils et remarques auprès du vieux maître que je suis. La seule remarque que je me sentais de lui dire fut : Vous savez, Bud Powell est mort ! » Cette remarque sibylline demeurera pour moi une sorte de slogan salutaire, une façon radicale de distinguer les musiciens « éclairés » et les musiciens « plagiaires », même talentueux. La conversation se poursuivit ainsi sur la période incroyable du Be Bop le plus authentique, où aucune question de mémoire ni de révolution ne venait perturber la recherche pure de la beauté et de la profondeur. Duke Jordan confirma d’ailleurs mes soupçons sur des personnes plus intellectuellement et spirituellement développées que l’imagerie d’Épinal ne nous le laisse croire. La drogue, l’alcool, la route, autant de symboles récurrents de cette époque qui ne sont pas antinomiques, selon lui, avec une dimension littéraire, poétique et spirituelle très présente chez les grands musiciens de l’histoire du Jazz. « Il ne faut jamais négliger la dimension avant-gardiste, expérimentale de cette musique, encore plus lorsqu’il s’agit d’une époque où le Jazz était en avance sur les idées politiques, spirituelles et intellectuelles qui allaient transformer la société. Le Jazz a une place particulière dans la société américaine, c’est la musique de la pensée (Thought music) ». Le cas d’Harry Allen est à ce titre intéressant pour comprendre que cette problématique transcende les genres et les styles. Saxophoniste ténor solidement ancré dans l’école des ténors classiques de l’après-guerre, il surpasse si subtilement son attachement à Stan Getz et Al Cohn par la beauté de ses idées qu’il réussit à détourner ces références trop lourdes. Les quelques heures que j’ai passées avec lui m’ont permis de comprendre la situation bizarre d’un musicien trop jeune pour faire partie de la grande histoire du Jazz, et trop vieux pour appartenir aux clans de jeunes loups qui pullulent dans les clubs. En tant que musicien blanc et entre-deux âges, donc assez éloigné des stéréotypes appréciés par les diktats des majors, il fait partie de ces artistes reconnus pour leurs savoir-faire et particulièrement touchés par la crise économique de l’après 11 septembre. Fils de batteur amateur mais éclairé, il correspond encore aux générations qui ont bénéficié d’une transmission directe avec les anciens, sans véritable intermédiaire institutionnel, et nourri d’un respect sans limites pour toutes les évolutions de cette musique. J’avais le sentiment de me trouver face à un de ces artisans passionnés pour qui le mot Tradition ne comporte ni credo, ni fantasme, mais représente le symbole d’un engagement juste pour la beauté et le travail. Ce culte du travail, qui me semblait si préjudiciable lorsqu’il sert à masquer un manque d’inspiration latent, peut évidemment servir à l’épanouissement d’une œuvre grandiose, comme Coltrane l’a démontré tout au long de sa carrière. Greg Osby est un de ses plus dignes représentants. Parmi les chefs de file du collectif M’Base les plus importants, Greg Osby développe un travail éloquent en matière d’innovation et d’exploration des racines. Digne héritier en cela avec Muhal Richard Abrams et Andrew Hill, qu’il cite volontiers, il répond immédiatement à mes interrogations : « la spiritualité en musique, c’est le travail bien fait, constructif, honnête avec ses aspirations les plus profondes comme avec son entourage, sans concession ». Il se démarque ainsi volontiers de certains de ses collègues qui en appellent au Seigneur à longueur d’albums et de concert pour un résultat médiocre. Comparant le travail de la musique à l’art de la cuisine, il m’éclaire sur les intentions du mouvement M’Base à ses débuts : « Nous nous étions réunis avant tout parce que nous avions de réelles affinités intellectuelles ensembles. Nous sortions ensemble au cinéma, au théâtre, au concert, nous échangions nos idées sur nos lectures, les livres qui avaient changé notre vision du monde, et les sujets sur la spiritualité ne manquaient pas. La musique est venue naturellement exprimer tout cela ». Il me conseille de rencontrer Steve Coleman, qui représente selon lui le musicien le plus impliqué spirituellement de sa génération. Les aléas des tournées et de l’agenda chargé de ce dernier m’empêcheront de concrétiser cela comme je l’aurai espéré. Mais une autre rencontre me permit de toucher à ce qui semble la juste filiation des grandes aventures collectives de l’Histoire du Jazz. J’ai rencontré Graham Haynes grâce à Roxane Butterfly, remarquable artiste et virtuose du Tap dancing, qui me fit apprécier les subtilités salutaires de Harlem, et qui a composé avec Graham un spectacle plein d’humour, de vertige et de poésie, particulièrement éclairant sur le statut de femme et de française à New-York. Fils du grand batteur Roy Haynes, et membre très actif de M’Base, Graham accepta volontiers le jeu du dialogue sur un sujet dont il se révélera un des plus passionnés amateurs. Pour lui, le sujet du spirituel dans le Jazz représentait un problème crucial, à tel point qu’il me posa autant de questions que je lui posai. Particulièrement intrigué par mes recherches sur l’aspect initiatique de cette musique, il me fit même des révélations étonnantes sur l’engagement initiatique de jeunes musiciens tels que lui, pour qui la numérologie, l’astronomie, la symbolique égyptienne, maçonnique, africaine représentaient un idéal intellectuel et spirituel que je pensais disparu depuis Sun Ra et Duke Ellington. Il est très intéressant d’observer dans la carrière de Graham une constance intellectuelle et artistique, qui lui ont permis d’être en avance perpétuelle sur les modes tout en se gardant d’y appartenir, au risque souvent de se faire voler ses innovations par moins scrupuleux que lui. C’est lui qui me fera particulièrement comprendre que l’engagement spirituel du musicien de Jazz se déroule intérieurement, à l’opposé des prosélytes protestants des innombrables églises américaines pour qui la musique est avant tout une arme de conquête. Le plus bel exemple d’humilité, de profondeur et d’intériorité qui m’ait été donné de voir, c’est Henry Grimes, le légendaire contrebassiste. Donné pour mort dans les dictionnaires de Jazz en 1984, Henry a effectué une spectaculaire résurrection grâce à quelques passionnés qui ont retrouvé sa trace. Il faut dire que sa discographie est impressionnante, englobant tout ce qui compte dans l’histoire du Jazz (d’Armstrong à Ayler, en passant par Coleman Hawkins et Sun Ra…). Il est maintenant de retour à New York où il enchaîne les concerts dans les clubs et les salles les plus importantes. Profondément mystique, sa foi intérieure l’a sauvé des turpitudes d’une vie terrifiante, où la musique prend toujours un aspect thérapeutique et salvateur. Rien que pour les nombreux moments que j’ai passé avec lui, souvent silencieux tant il économise sa parole, et Margaret, sa compagne et manager, le voyage loin de ma famille aura été une expérience unique. Rares ont été les occasions dans ma vie de me trouver face à ce type de personne, dégageant un si fort sentiment de poésie et d’humanité. Il reste des hommes comme Henry Grimes (Duke Jordan, Graham, Greg, Roxane…) à New York, rien n’était donc perdu. Les moments innombrables et souvent interminables que j’ai pu passer à faire le « bœuf » à New York m’auront donc moins appris que ces rencontres magiques. De longues après-midi à explorer les incroyables ressources de la Public Library et du Schomburg Center, la bibliothèque qui centralise à Harlem toutes les informations et les documents concernant la culture afro-américaine, seront également très constructives. Ces documents associés aux conclusions de mes différentes rencontres, me permettent de jeter les bases d’une réflexion originale sur le contexte spirituel de cette musique, que je vais tenter de résumer ici. Il s’exprime avant tout à travers la formidable force de solidarité et d’organisation spirituelle et politique des communautés américaines, particulièrement dans la communauté afro-américaine. J’ai été frappé de découvrir l’ancienneté des institutions afro-américaines, églises, universités, sociétés secrètes, sociétés abolitionnistes, toutes liées entre elles et souvent nées avant la Révolution américaine. La musique a toujours joué un rôle primordial dans ces mouvements et l’engagement des musiciens dans ceux-ci est beaucoup plus profond et ancien qu’on ne l’imagine souvent. Il en découle une conséquence importante sur le plan social et politique pour les différents domaines artistiques qui ont jalonné l’histoire de ce pays. Et en musique, cela se traduit par un paradoxe fondateur : la célébration du génie individuel de l’artiste noir, qui se revendique dès le départ comme un créateur à part entière, et une aventure au caractère collectif et universel incroyable. Dans une société où l’on dénie toute place aux minorités ethniques, le Jazz représente la force de frappe ésotérique de l’intellectualité, de la tradition, de l’imagination innovatrice de ceux à qui ont interdit l’expression. Je parle d’ésotérique au sens d’opposé à l’exotérisme de nombreuses expressions populaires. Le Jazz est donc une démarche initiatique qui exprime tout autant l’esprit de la réflexion de l’individu et le lien qui le rattache ésotériquement aux autres. Il est à la fois l’expression des racines populaires de chacun (le collectif ramené à l’individu) et la révélation de l’âme profonde de l’artiste (l’individu ramené au collectif). En ce sens, le Jazz a toujours eu un rapport au rituel, à une dramaturgie scénique et sonore qu’il convient de comprendre et réhabiliter si l’on souhaite un avenir commun à nous tous dans cette forme d’expression. Mais plus que tout, ce qui rassemble ces artistes en recherche de vérité, c’est le rapport au souffle, au pneuma, ce singulier pouvoir de relier les hommes par l’inexprimable du son et du chant. Autant de concepts qui font de l’histoire du Jazz une aventure unique dans l’histoire esthétique de l’humanité. De Duke Ellington à l’AACM, de M’base à Jelly Roll Morton, de l’Arkestra à Milford Graves, une histoire unique d’un sentiment collectif au service du génie de l’Homme. Évidemment, la foisonnante vie nocturne et artistique de New York ne pouvait pas me laisser complètement indifférent, et je souhaite offrir informellement quelques moments formidables, moins anecdotique qu’il n’y paraît pour mes recherches. Une soirée d’Halloween avec le Sun Râ Arkestra dirigé par Marshall Allen à la Columbia University par exemple, le plus authentiquement cosmique des concerts pour un événement qui retrouvait ainsi toute sa charge sacrée et ancestrale. Une répétition publique du Philharmonique de New York sur un répertoire consacré à Charles Ives et Edgar Varese, étonnement similaire à celui de Sun Râ par les vibrations et la constitution d’une mythologie musicale proprement américaine. Bill Frisell sur des images de Méliès au World Trade Center, ou en trio avec Sam Yahel et Brian Blade à l’impersonnel Jazz Standard. William Parker, Roy Campbel et Jemeel Moondoc au CBGB’s, le temple de l’underground new-yorkais, dans un retentissant appel au pouvoir tellurique des vibrations musicales. Dave Douglass sur des textes de Samuel Beckett et Arthur Rimbaud, avec le sublime Andy Bey au chant. Joseph Jarman dans la Community Church, église consacrée à toutes les religions du monde, et où le collectif de l’A.AC.M. organise tous ses concerts. Jim Black avec Pachora et Yeah No au Tonic du Lower East Side, dans une incontestable réussite de mélange des genres, entre Klezmer, Pop, Punk et Jazz. Et évidemment, totalement, Harlem. Une oasis de culture populaire, de contestation, d’histoire à chaque coin de rue. Ici la première mosquée de Nation of Islam, où Malcolm X à donner ses premiers prêches, là l’église d’Adam Clayton Powell, les sites des meetings de Marcus Garvey, la mosquée de Malcolm X après sa séparation d’avec Elijah Muhammad, L’Apollo Theater, le Lenox Lounge, les jams du St Nicks Pub, et la chaleur des dimanches d’improvisations à l’American Legion, où l’on savoure avec une fierté idiote mais si simple le plaisir de se faire appeler « brother » parce que on a bien joué le blues, simplement le blues. Ce quartier où j’ai habité la moitié de mon séjour, avec ces multitudes d’églises, de temples, de synagogues, de loges, qui vous font comprendre que les quartiers populaires américains n’ont pas encore séparé le séculaire du sacré. À peine rentré en France, j’ai contacté quelques structures qui seraient susceptibles de produire cette création pour, je l’espère, 2006. L’écho que j’ai trouvé auprès d’elles m’ont définitivement décidé à concrétiser ce projet pluridisciplinaire, avec des artistes tels que Jim Black, Graham Haynes, Ben Monder, autant de musiciens qui m’ont apporté un renouveau dans mon art par leurs disponibilités et leurs œuvres. Je ne désespère pas d’intéresser avec ce projet les autorités culturelles françaises à New York pour enfin dépasser les barrières artistiques qui freinent le développement des échanges binationaux. Je suis désolé de ne pas avoir été très prolixe aujourd’hui sur les documents que j’ai pu trouver lors de mon séjour dans le dessein de nourrir ma réflexion sur ce sujet délicat du Sacré dans le Jazz. Mais une telle somme disparate mais néanmoins très significative du point de vue intellectuelle a besoin d’être digérée plus profondément. Malgré tout, je n’en ai pas fini avec les Etats-Unis. Si j’en crois les personnes à qui je me suis confié sur mon désarroi, des pistes passionnantes peuvent être explorées sur la Côte Ouest, le Sud et à Chicago, où les enjeux de transmission, de tradition et d’économie ne sont pas similaires. Je programme donc dans le cadre de mes recherches un autre voyage pour le printemps 2005 qui me permettra d’avoir une vue d’ensemble plus complète du problème. Ma rencontre avec le grand saxophoniste sud-africain Zim Ngqawana, avec qui j’ai eu le privilège de jouer à Marseille pour une expérience unique, m’a fait prendre conscience que d’autres pays et d’autres cultures entretenaient un rapport puissant avec le sacré et le Jazz. J’espère partir en 2005 avec lui en Afrique du Sud pour confronter mon expérience américaine avec la culture spécifique du Jazz sud-africain. « En guise de conclusion » Comment ai-je vécu cet éloignement, pour un voyage que j’espérais depuis si longtemps ? Ai-je évolué, changé et comment ? Plus mûr sans doute. Plus serein. Moins d’illusion pour plus d’acuité. Toujours finalement la même soif de découvrir, l’appétit de comprendre. Mais plus calmement, avec plus de distance. Dans une anarchie qui feint d’être méditerranéenne, Marseille est cette ville cul de sac ou le monde vient terminer son errance, et ce depuis 2600 ans. En fait, Marseille me fait penser à New York. Les clubs en moins. L’argent en moins. Mais cette même solitude face au reste du monde. Cette même capacité à accueillir le monde. Marseille est une ville solitaire. Marseille, 1 Message |
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