Raphaël Imbert

Actualités

     

Textes

     

Extraits

     

Liens

     

Agenda

     
 

Musical journey in USA round 2



le 12 octobre 2011 



Blues, Gospel et jugement dernier

 

Par Emmanuel Parent (photos Emmanuel Parent et Raphaël Imbert)

Après une soirée étrange au County Line, un tripot de bikers et de lesbiennes aux environs de Kennersville où nous avions retrouvé Pat Cohen qui jouait le blues et faisait la fête pour son anniversaire dans une ambiance très rock’n’roll, nous rejoignons Big Ron Hunter, chez lui, dans la petite ville de Winston Salem, North Carolina. Big Ron Hunter est un bluesman ‘larger-than-life’ d’une soixantaine d’année, parfois décrit comme « The World Happiest Bluesman » par son agent Tim Duffy. Car Big Ron est aussi un artiste Music Maker. Raphaël était déjà venu chez lui l’année dernière et avait reçu un accueil chaleureux. Ce sont deux amis qui se retrouvent sur le perron de sa maison. Le voisinage est agréable. Quatre fillettes jouent dans le jardin et récitent des comptines avec un sens du groove appuyé. Big Ron nous a convié au service méthodiste, où il joue la guitare tous les dimanches. Fidèle church-goer comme il se présente lui-même, Big Ron ne rate aucun service et il est fier de nous emmener dans son église. L’ambiance est radicalement différente de la veille, et c’est avec un plaisir non feint que nous suivons notre informateur ce matin-là.

C’est Belinda, son amie, qui nous accueille dans la maison alors que Big Ron finit de se préparer. Elle est entièrement vêtue de blanc et se montre toute excitée à l’idée d’aller « Pray the Lord all together. Ouuuuh Jesuuus ! » La catharsis émotionnelle de la religion noire est toujours bien palpable. Il faut dire que Belinda appartient plutôt aux Shouting Churches, où les croyants « get laughing happy when moved by the spirit of God », qu’au rituel méthodiste, beaucoup plus austère en apparence. Belinda m’a décrit hier soir la différence entre les deux sectes protestantes, en se moquant gentiment des méthodistes qui prient Jésus en gardant la bouche fermée et les genoux joints. Nous sommes pourtant ici aux racines du protestantisme américain et du méthodisme noir. Raphaël me rappelle que le grand-père de Coltrane officiait comme pasteur méthodiste à quelques centaines de miles plus à l’est, dans le même État.

Big Ron a invité Raphaël à jouer ce matin. Il en est très heureux et réalise un rêve. Avant la messe néanmoins, nous allons Downtown, car Big Ron, qui a un rôle important dans la communauté, doit s’assurer du montage d’une scène de musique dans une rue du centre-ville. Cet après-midi, un marché d’art se tient à Winston Salem, et Big Ron est censé assurer un concert avec son vieux compère Captain Luke, autre bluesman de 84 ans. Raphaël l’avait aussi rencontré l’année dernière. Lorsqu’il lui avait demandé de lui expliquer sa musique, Luke était parti se changer pour revêtir ses habits de lumière, et l’avait emmené dans une Drink House où ils avaient joué des morceaux en buvant des bières, dont une reprise de Beyoncé. Mais aujourd’hui, Captain Luke ne viendra pas. Il est souffrant depuis samedi matin. Avec les Music Maker, ils ont fait un concert vendredi soir à 4 heures de route de là, sur la côte. Sur le retour, Captain Luke a fait un malaise qui l’a contraint à se faire hospitaliser aux urgences de la ville. Encore une illustration des dégâts collatéraux qu’entraîne le système social américain et la non préservation de la vieillesse, au moins pour certaines couches de la population.

Nous rencontrons dans la rue le fils de Big Ron. Il doit avoir 25 ans. Il est habillé en jogging noir Nike, look un peu rappeur : casquette et bonnet en tissu en dessous. Je remarque sa dentition déjà abîmée. Big Ron en rigole d’ailleurs, en disant que c’est le trait qui montre que c’est son fils. « The girls like it. They like rough guys » dit-il en se marrant à un troisième larron qui discute avec nous au coin de la rue. Son fils nous dira qu’il a deux enfants, de 4 et 1 ans, mais qu’il ne voit déjà plus beaucoup celui de 4 ans, issu d’un premier couple. Big Ron gère ensuite un petit deal avec le vieux noir avec qui nous discutons. Pour $25, le vieux s’occupera de monter la scène. Big Ron gère l’affaire de façon cool à son habitude, mais en restant assez ferme dans la négociation (« OK, je te donne $25 parce que tu es un ami de Belinda mais attention, il faut que tu le fasses sérieusement »). Big Ron paraît avoir un statut social honorable et jouir d’une certaine aura face aux gens, blancs et noirs, que nous rencontrons. Nous repartons en voiture. Il nous montre le théâtre de la ville où il a travaillé la majeure partie de sa vie comme maintainer. Mais attention, Big Ron précise qu’il a aussi joué dans ce théâtre, notamment en ouverture d’un artiste célèbre. Bientôt nous arrivons sur le parking de la GreenStreet Church (United Methodist Congregation).

Il est extrêmement confortable d’être introduit de la sorte dans une église. Nous arrivons une bonne demi-heure avant la cérémonie et nous pouvons prendre le temps de discuter avec les fidèles et les pasteurs. L’église est racialement mixte. Elle est d’ailleurs dirigée par un pasteur blanc, Kelly Carpenter, et un pasteur noir : le Révérend Willard Bass. Ce dernier me renseigne sur ses ascendants, côté européen : « Ma famille est venue de France, en passant par l’Angleterre avant d’émigrer aux États-Unis. Ils s’appelaient La Basse. » Nous installons notre matériel d’enregistrement avec toute la latitude souhaitée et nous nous imprégnons de ce lieu solennel. Environ 150 fidèles sont présents ce matin. C’est un peu moins que lors du précédent dimanche, à Pâques. Le révérend Carpenter signale d’ailleurs d’entrée de jeu le record de présence battu la semaine dernière, ce que tout le monde s’empresse d’applaudir. Le service est totalement différent de ce que j’avais pu observer chez les baptistes noirs de la City of Love, que j’étais allé écouter à New Orleans (The Greater Antioch Full Gospel Church). Plus de calme, plus de recueillement. Le sermon du révérend Bass sera à cet égard remarquable. De façon opposée mais parfaitement symétrique à la courbe d’intensité observée la semaine passée chez Lester Love (4 climax dramatiques donnant lieu à des explosions émotionnelles collectives), le sermon commence assez haut puis observe un decrescendo extrêmement progressif, pour terminer dans un chuchotement à peine perceptible. La mainmise sur l’assemblée, par des voies totalement différentes, était toute aussi entière chez le Rev. Bass, que lors du show haut en couleur de Bishop Love.

La musique, elle, est autant présente, et plus fine sans doute que chez les baptistes. L’orchestre, composé d’une batterie, piano, guitare acoustique, harmonica, et saxophone ténor grâce au renfort de Raphaël, joue un gospel jazzy au groove indéniable, notamment grâce à un harmonica amplifié très bluesy. Quelques morceaux s’enchaînent pour un public immédiatement dansant, pour sa partie noire en tous cas. Car c’est ce qui frappe d’emblée. Les Noirs ont une façon de vivre la cérémonie toute différente des Blancs, et chacun semble observer sans sourciller ces rôles socialement distribués. Lors du Gospel chanté par Big Ron (l’une de ses compositions), seuls les Noirs se sont levés, rejoints par quelques Blancs à la fin. D’un bout à l’autre de la cérémonie, on entend surtout Belinda en réalité, qui ne peut s’empêcher de ponctuer les interventions des deux pasteurs par des « Thank you Jesus », « Praise the Lord », « Yes Jesus » et « God is Good (all de time) ».

Après le service, je retrouve Belinda. Nous échangeons quelques mots. Elle me dit qu’elle s’est retenue pendant tout le service. Que les gens ici n’aiment pas qu’on crie (« shouting »). Je lui fais remarquer une petite fille qui danse encore, une fois la musique terminée. « Yes, she’s shooting. » me répond-elle en souriant. (Le même mot est utilisé pour la danse et le cri responsorial.) « Next time we go to the shouting church. » Elle me dit aussi qu’elle est très heureuse de me connaître, mais qu’on se verra au paradis, « and that’s the good news ». Je ne sais pas trop comment je dois le prendre.

Raphaël nous rejoint bientôt. Belinda nous livre alors un discours édifiant sur sa propre version de la Manifest Destiny. Il s’agit de cette croyance conservatrice très répandue aux États-Unis qui relie l’impérialisme US (vers la Frontière à l’Ouest d’abord puis vers le reste du monde, et même au-delà), mais aussi l’hégémonie économique américaine, et justifie le tout par la volonté divine de faire de ce pays la nouvelle Terre Promise. Voici retranscrit ce que Belinda nous a dit en substance, une demi-heure après les faits, lors d’un débriefing avec Raphaël : « Dieu a béni l’Amérique. Il a donné quelque chose de spécial à ce pays, il l’a choisi. Nous sommes tous libres ici. On peut aimer qui on veut. Dieu nous a donné la liberté, dans l’Amérique. C’est pourquoi il a écrit sur le billet vert « In God We Trust ». Il savait que l’argent serait la loi de ce monde si favorisé par tous ses bienfaits. Alors, il n’a pas oublié de marquer qu’il était là, et que toute cette richesse était son fait. Il a marqué cela pour qu’on ne se trompe pas d’idole, pour qu’on ne croie pas dans l’argent, mais bien en Dieu. In Money We Trust ? No !! In GOD we trust. »

La foi américaine, ici, au cœur de la Bible Belt, est intense et pragmatique. Elle semble parfaitement fonctionnelle et le service est un moment par et pour la communauté (une dizaine de minutes ont été consacrées à des récits de vie des personnes souffrantes, malades, décédées ou en voie de guérison, pour recueillir les prières de la congrégation). L’exotisme de cette foi là ne manque pas de me frapper. La foi afro-américaine semble encore plus étrange à mes yeux. À New Orleans par exemple, en discutant quelques jours plus tôt avec ma voisine Margaret B. Smith, je lui demande si elle compte aller à la messe pour le dimanche de Pâques. Elle me dit « No. Easter is Pagan. » Elle me raconte une histoire bizarre avec un dieu romain, des lapins transformés en candy et adorés par les foules. « So that’s why Easter is pagan. » Elle ajoute que de toute façon, elle ne va pas à la messe. (En réalité, elle y a été tout sa vie et a cotisé jusqu’à Katrina. Mais le cataclysme qui a détruit sa maison, l’a dégoutée à jamais de l’Église, qui ne l’a pas du tout aidée à surmonter son drame personnel. « The volunteers did it. ») Mais elle ajoute : « When Jesus comes, I don’t want him to find me in the church. I want him to find me in my home, praying. 365 days a year. All right. » Je réalise peu après que Margaret vient en fait de me parler du Jour du jugement dernier. Ce n’est pas lorsque Jésus viendra dans un futur hypothétique. Non, elle m’a parlé de la venue de Jésus au présent, et c’est cela qui est fascinant. Le dernier jour peut arriver demain, où dans la prochaine heure. Il faut être prêt. Du Bois décrit cela dans les Âmes du peuple noir. Moi qui ait eu une éducation catholique assez poussée dans ma petite ville de l’ouest de la France, dans les années 1980, je n’ai jamais entendu parlé du paradis de cette façon, et de la fin des temps en des termes aussi palpables. Malgré tous les liens culturels qui nous unissent, un immense fossé semble me séparer de la cosmovision afro-américaine sur l’au-delà. (Voir les textes de Walter Benjamin sur Le Concept d’histoire, de 1940, où il analyse la croyance rationaliste européenne moderne en un temps homogène et lisse. Il fait le lien avec l’impossibilité positiviste d’une fin de l’histoire dans la conception hégéliano-marxiste profane ¬– celle de la seconde internationale en réalité, en l’opposant à la conception messianique héritée du judaïsme, et que les Afro-américains ont totalement intégrée finalement.)

Après la pause déjeuner, nous retrouvons Big Ron Hunter, sur le marché des arts de Winston Salem. Toujours extrêmement souriant et de bonne humeur. Nous le convions pour une dernière interview, un peu à l’écart de la scène où un groupe de Blancs joue le blues comme personne. Après la soirée épique au County Line où il a joué toute la soirée, possédé semble-t-il par quelque Mojo Blues de la Nouvelle Orléans, avec sa copine Pat mother Blues Cohen, nous l’avons vu assurer la messe Gospel avec ferveur. Nous décidons d’orienter l’échange sur cet aspect paradoxal et bien connu de la musique afro-américaine, cette ambivalence, cette porosité entre sacré et profane. (Le tout sur fond de musique déchaînée, le groupe ayant décidé de mettre les bouchées doubles précisément à ce moment là.)

« ¬— All right Big Ron Hunter, we are now in Winston Salem, North Carolina, your town, your place…

—  Yeah. Welcome, welcome !

—  That’s great. So we were with you yesterday at the County line. And we were with you this morning at the church. You are playing in both places, different musics, but maybe with the same feeling. So what about that ?

—  Well I enjoy both. And when I play in the church, I’m giving my service, so that I can do better when I am playing out of the church. In the church, I’m getting that power, that strength you know. I’m sharing love in the church. Then what I do when I leave out of church, I take it out to the audience, and I share the same thing. The same thing. It’s just sharing love and let people know to enjoy life while you’re living, you know. Enjoy. Get the best out of it every day. So that’s my message : to get the best of it every day. Enjoy every day. Don’t get stressed out. [Le titre d’une de ses chansons enregistrées pour Music Maker.] You know, even if there is a lot of thing going on in the world. But, but, but [levant les mains au ciel, il a les paumes ouvertes depuis un moment déjà] be glad to be breathing. Be glad to be in the nice sunshine. If it’s raining it’s still good. So, I’m looking for all the good things. And what I do I’m trying to put it out in music and songs. Let folks know, you know, blues is great, and everybody has the blues. Even the little baby has the blues. If you take the little bottle away from the baby, well the baby has the blues. [Rire] I want my bawa. And that’s all, just live a good life. You might be blue one day and that day that comes after you won’t be blue. This is all.

—  But the guitars you played were different.

—  Yes. It’s different. In the church I’m playing accoustic. I stay calm with accoustic. I can hear myself real good with accoustic. When I get on the electric, I’m seeking along to get loud, and I want to get wild on the electric, but it’s the same feeling, and it’s the same inspiration. Just having fun doing it all. I can do this all night long, both ways. In church I can play all night long and when I play in the club I do the same thing.

—  And you’re working on a gospel project now ?

—  Yes, I’m working on the gospel. What I want is a good uptempo gospel. But with very good spiritual meaning. And what I’m talking about spiritual meaning is whenever we need help… [levant un bras au ciel] spiritually… you always look up onto the heavens. Look up onto the mountains, where your help comes from. My help always comes from the lord. And that’s what I’m gonna do in the CD, for the lord, just to show people, where our help comes from. And there’s a lot of joy in it. And that’s where my joy comes from. I’m so glad y’all came to the church with me !

—  It was a great moment for us too !

—  All Right, and there is a lot of other good things too. Because aah, I had a stroke. About 2007 I had a stroke. Like I never had one. I had to learn how to sing all over again. I had to learn to talk all over again, and I had to walk, all over again. And just like I’m talking to you I said a little prayer. I said ‘‘Lord, I don’t need to leave here right now, I got some things to do’’. And my all body just felt different. And I heard a little voice in the inside, and it said : ‘’you’re gonna live and not gonna die’’. So I’m still living. So all I got to do is share love. Everybody loves one another. That’s all I got to do.

—  Whawh, thank you Jesus !

—  Ahahah ! Well, everywhere I go. »

Winston Salem North Carolina, 1er mai 2011.



Répondre à cet article


 

Mots clés






 

Extraits





Sixtine Group
Tango Triste (R. Imbert)
achat





Contact




Raphaël Imbert
Musicien autodidacte né en 1974, Raphaël Imbert poursuit un chemin atypique (...)

Retrouvez Raphaël Imbert

sur facebook

sur reverbnation

sur twitter



Abonnez vous

Suivre la vie du site à l'actualité

à l'agenda



 




espace