Raphaël Imbert

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Musical Journey in USA round 2






"Fat Matt’s Rib Shack"

 

Par Emmanuel Parent (texte et photos)

De Emmanuel Fatt Matt

Nous avons laissé Art Rosenbaum à ses banjos et ses histoires de old timers des montagnes pour nous rendre dans la capitale de Géorgie, Atlanta. Malgré ses 4 millions d’habitants, Atlanta reste une ville aérée, installée dans la forêt, du moins pour ce que nous en voyons. Nous devons nous rendre dans un restaurant soulfood, où l’on sert des Ribs, les bas-morceaux de porc cuits au feu de bois pendant des heures, jusqu’à ce que la viande se détache de l’os. Une institution ici, irrémédiablement liée à la musique des Noirs du Sud. C’est souvent dans ces restaurants populaires qu’on vient écouter la musique. (À New Orleans le jeudi soir, devant le club Hiho Lounge sur Saint-Claude Avenue, lors de la pause vers 23h30, deux pick-up sont garés et font griller des BBQ ribs dans des foyers à charbon, et vendent des bières dans des glacières.)

C’est Eddie Tigner qui nous a proposé de venir l’écouter. Je l’avais rencontré en France, lors d’une tournée de Music Maker Blues review : un spectacle de quelques artistes noirs assez âgés, représentatifs de la fondation Music Maker. Montée il y a 20 ans par Tim Duffy et sa femme, à Hillsborough en Caroline du Nord, Music Maker Relief Foundation produit des musiciens détenteurs de la tradition américaine et qui sont hors du circuit professionnel et de l’industrie de la musique. La fondation leur vient en aide socialement. La plupart des musiciens que nous rencontrons ont eu des métiers d’hommes d’entretien, laveurs de voiture, jardiniers et ont des retraites dérisoires, quand ils en ont… Ils réalisent aujourd’hui leur rêve : enregistrer des disques et faire des concerts, jusqu’en Europe.

De Emmanuel Fatt Matt

Eddie Tigner est né en 1928, a obtenu sa carte du syndicat des musiciens en 1947. Il s’est fait embauché dans un show télévisé comme musicien de 1951 à 1987, tout en faisant d’autres boulots parallèles. Il a pris sa retraite en 2006 (à 78 ans !). Il joue ce soir comme tous les jeudis, au Fat Matt’s Rib shack – un lieu connu de la ville, « world famous » si on en croit la pancarte à l’entrée. C’est un snack crasseux mais coloré, les serveuses sont exécrables, du moins jusqu’à ce que Eddie leur demande de nous traiter comme des amis. Car il est content de nous voir, il m’a reconnu dès que nous sommes entrés dans le club soulfood et nous présente au micro comme ses « amis européens ». Avec son band, les Chicken shack, ils interprètent surtout un blues électrique et quelques standards de jazz. Le guitariste, Frankie Lee Robinson, un solide gaillard « as tall as a Georgia pine » comme on disait à l’époque, chante également. Malgré son âge, Eddie chante toujours aussi juste. Du haut de son mètre 58, avec son bermuda en jean et sa casquette Road 66 (un de ses tubes), il a un look incroyable et reste un grand monsieur du blues.

Raphaël monte bientôt sur scène. La magie de son ténor opère très vite. Au bout de la première grille, le visage de Frankie Lee qui restait fermé s’éclaire soudain : « Hey, mais ce mec sait jouer ! ». Un grand sourire et une poignée de main accompagnent la fin du solo de Raphaël. Une fois le concert terminé, Frankie postera un message enthousiaste sur sa page facebook, traitant Raphaël de « badass sax player from southern France » et prévenant ses amis qu’on entendrait bientôt « some great things about this dude ».

Ça me rappelle l’ambiance de rivalité des années 1930, quand Lester Young débarquait dans les villes du midwest comme Kansas City ou Oklahoma City et que le bruit de sa venue « in town » se répandait comme une traînée de poudre parmi les musiciens locaux. Ici, dans ce Rib Shack improbable où la tradition du blues est perpétuée pour des familles et des jeunes qui vont et viennent en écoutant la musique d’une oreille distraite, c’est une jolie médaille que Raphaël est venu chercher.

***

Assis dans le fond de la salle, je me mets à discuter avec Jason McPherson, un Blanc d’une trentaine d’années « from Thomasville, Alabama » [noms modifiés]. En lui expliquant pourquoi nous sommes ici, nous en venons à parler du Tuskegee Institute, en Alabama (l’université historique pour Noirs que nous venons de visiter quelques jours plus tôt, celle où Ellison a fait ses études dans les années 1930). De Tuskegee, nous abordons le sujet des Noirs en Alabama. Et, comme logiquement, bien que le sujet ne soit pas le moins du monde naturel ici dans une discussion entre Blancs, nous en venons à parler de la condition noire et de la ségrégation.
C’est alors que brutalement, sur fond de blues hurlés au fond du shack, nous basculons dans un autre monde, celui de l’Amérique blanche et raciste du Sud des États-Unis. Jason n’appartient pas à ce monde là. Mais il en vient. Son ami à côté, bien éméché et tout sourire, finit par nous demander de quoi nous parlons. « Segregation » dit sèchement Jason. « Oh » répond son ami dont le visage se ferme instantanément. « Pourquoi vous ne changez pas de sujet ? » Mais une fois la brèche du tabou ouverte, l’alcool aidant probablement, c’est comme si il ne pouvait s’empêcher d’en parler. Comme s’il avait besoin de parler pour se décharger d’un poids immense. J’ai dit à Jason que j’étais ici pour faire de l’anthropologie et que j’avais fait mon PhD. sur la culture noire. Il acquiesce. Il a d’ailleurs lui aussi un doctorat en chimie. Il travaille à Atlanta dans un laboratoire industriel. Voici quelques phrases que j’ai notées de notre conversation, en un instantané sur mon carnet. Elles ne s’enchaînent pas toutes logiquement, mais je préfère les retranscrire telles quelles, croyant qu’elle pourront donner une idée de l’état d’esprit de Jason lorsqu’il s’est livré. [Mes interventions en italiques.]
« You know, there are still some county here that are segregated. By county law. People don’t know that but it’s true, you know. It’s true.
I am not proud of that, but my family, they don’t like black people.
But there were blacks at my grand daddy funeral. [Why that ?] I don’t know. I guess they knew him.
Thomasville was integrated. I was in school with black people. They talked a different language.
I left my town, because I tried not to follow with my family. I made a PhD. for that reason you know. My parents are proud of me and don’t know what I am really thinking. I went to College. I could see their ignorance.
A lot of ignorance, the white trash.
[Why are you different from your family ?] I don’t know. From the beginning. It starts with questionning everything. »
Je lui parle de Black Boy, en le comparant à Richard Wright, qui s’est lui aussi affranchi de la pensée raciale du Mississippi par lui-même, avec une curiosité presque maladive et une volonté de fer.
« No choice but to love them. I love them for how they treated me. Not for how they treated them [showing the band]. Not how they portrayed them.
Be aware that someone can be very racist, but in friendship, they can easily transcend their racism. You have to rely on other races to get some commodities. You don’t bite the hand that feeds you. »
Je compare alors son récit avec celui de Faulkner, je lui dit que cet « arrangement » entre blancs et noirs était au cœur de son œuvre. Jason est d’accord avec moi. Il me dit :
« I’m trying to understand why people behave the way they do. »
Il m’explique que si on ne part pas de chez soi, on ne peut remettre en question les règles que nous observons. Il parlait davantage de ses parents restés en Alabama je pense, que de lui-même en faisant cette observation.
La musique revient interrompre notre conversation. Le band joue un Caravan déchaîné alors que la fin des sets approche. Pour moi comme pour Jason, c’est l’occasion que l’ambiance lourde se dissipe peu à peu. Et nous quittons l’histoire tragique de l’Amérique pour retomber dans l’ambiance de ce bon vieux club de hard-driving blues, un joli soir d’avril dans la ville d’Atlanta.

***

Le lendemain, nous retournons au Fat Matt vers midi pour retrouver Eddie Tigner. Cette fois-ci, nous devons l’interviewer au calme et il nous a convié au même endroit.

Lorsque nous arrivons, nous rencontrons Alexei Steele, un « Russian-American from Los Angeles » comme il se présente lui-même. Nous l’avions repéré dans le public hier, avec son chapeau, ses cheveux longs et son grand rire. Nous hallucinons d’apprendre qu’il est venu peindre le portrait de Eddie Tigner. Il est exubérant et déchaîné comme peut l’être un peintre russe qui habite Los Angeles et nous entraîne tous dans le shack, en emmenant les instruments d’Eddie Tigner à l’intérieur. Le Fatt Matt, ce midi, est plein à craquer. Les gens font la queue pour commander leur menu. Qu’à cela ne tienne, Alexeï installe son chevalet et matériel, nous mettons en place la caméra et le zoom H4 pour enregistrer sur la scène. Eddie lui se met au piano, pour les besoins du portrait.

Il y a beaucoup de bruit dans le resto, et nous devons approcher le micro très près de Eddie pour capter sa voix. Avec Ed Teague il y a deux jours, à 60 miles de là dans les montagnes, la difficulté pour comprendre nos contacts était déjà maximum ! L’accent de ces petits vieux de Géorgie et leur façon de parler est décidément très dur à comprendre. Malgré tout, l’entretien se déroule bien. Eddie nous retrace son parcours, parle de Music Maker, des tunes qu’il aime jouer et de la façon de les jouer, de lutherie électrique. Ce dont vous parlera Raphaël dans un prochain article… Nous repartons du restaurant tout heureux d’avoir pu mener cet entretien, dans cette ambiance survoltée d’un fast food à l’ancienne.



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Musicien autodidacte né en 1974, Raphaël Imbert poursuit un chemin atypique (...)

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